Une nonne belge au sommet du hit-parade

J’ai suivi mon intuition. Alors qu’est-ce que j’ai fait de mal ?

Jeannine Deckers (Cécile de France)

Un biopic 100% belge (même si des capitaux français l’ont aidé à se monter) : réalisateur/scénariste, actrice principale, seconds rôles, lieux de tournage…

La nonne chantante la plus célèbre du monde prend les traits de Cécile de France pour Stijn Coninx.

Jeannine Deckers, alias Sœur Sourire, est devenue un phénomène en 1963 lorsque sa chanson Dominique, dédiée au Saint fondateur de l’ordre des Prêcheurs, fait le tour du monde, faisant trembler dans les charts les Beatles eux-mêmes ! Un destin improbable, une des premières victimes du star system, utilisée et abandonnée par l’église et oubliée par le grand public. Sa chanson, pourtant, lui survit. Désuète et légère. Le film nous présente la personnalité complexe de la religieuse défroquée, et malgré quelques faits atténués et une fin précipitée par rapport à l’histoire réelle, l’interprétation impeccable de Cécile de France, toute en nuances, parvient à faire revivre cette femme au sort tragique.

Le film débute en 1959, l’adolescente Jeanne – dite Jeannine – fréquente les Scouts et joue de la guitare en écoutant les « chanteurs à texte » français. Ses parents tiennent une boulangerie-pâtisserie à Bruxelles, mais pour le film les scènes de rues et à l’intérieur du commerce ont été filmées à Seraing, une commune au passé industriel important aux abords de Liège. Dans cette famille belge très traditionnelle, le dimanche, c’est le jour de la messe. Les scènes de paroisse où Jeannine vient consulter le prêtre en début et fin de film ont toutes les deux été tournées à Liège, dans l’église Saint-Jacques.

L’église Saint-Jacques à Liège; film (2009) vs réalité (2024)

Aussi appelée église Saint-Jacques-le-Mineur, l’ancienne abbatiale qui occupait les lieux au 11e siècle fut remplacée par cet édifice gothique au 16e siècle, sa nef et sa voûte sont d’une précision et d’une richesse remarquables, ainsi que les vitraux du chœur qui sont d’origine. Les statues blanches des saints de part et d’autre de la nef (que l’on peut voir sur les photos ci-dessous) sont de l’atelier de Jean Del Cour, un artiste local majeur du mouvement baroque au 16e siècle

L’extérieur et l’intérieur de l’église Saint-Jacques à Liège en décembre 2024

Ne se conformant pas à l’idée de se marier et de suivre les traces familiales, le prêtre conseille à Jeannine de ne pas se réfugier dans la religion car c’est une vie difficile. À la majorité, les relations avec sa mère étant compliquées, elle décide pourtant de rejoindre le couvent de Fichermont à Waterloo. À l’image, le couvent des Dominicaines prend le visage de l’Abbaye Notre-Dame du Vivier à Marche-les-Dames où la plus grande partie du film va se dérouler, autant pour les scènes d’intérieur que celles en extérieur.

Classée comme monument historique en 1969, l’abbaye est une des rares abbayes de femmes encore aussi intactes en Wallonie. Juste à côté de Namur (d’où est originaire Cécile de France), le mythe prétend que 139 épouses de chevaliers partis en croisade se retirèrent dans un lieu de culte à la fin du 11e siècle, la marche entreprise pour y arriver donna son nom au hameau : Marche-les-Dames. Toutes celles devenues veuves lorsque leurs époux ne rentrèrent pas de la guerre fondèrent une communauté de religieuses. L’abbaye cistercienne était née.

L’abbaye et l’église Notre-Dame du Vivier à Marche-les-Dames en septembre 2024

La révolution française y mis fin en 1796, les sœurs expulsées et leurs biens confisqués. Les paroissiens s’unirent alors pour racheter le lieu afin d’y garder les religieuses, la dernière cistercienne y mourut en 1856.

Plusieurs ordres religieux s’y succèdent ensuite : les ursulines de Cologne y ouvrent un pensionnat pour jeunes filles. Des carmélites françaises les remplacent après la Première guerre mondiale. Par la suite centre d’éducation ou de repos, une école d’art de Namur y installe son internat dans les années 1970. Pendant 20 ans des moniales l’occupent avant de partir en Flandre devant l’interdiction de modifier les bâtiments classés.

Un temps maison d’accueil laïque, la Fraternité des Saints Apôtres s’y fixe en 2014 avant d’être dissoute deux ans plus tard. Vendue à une entreprise privée en 2018, une partie de l’abbaye a rouvert au public alors que les travaux de restauration continuent dans le respect des traditions. Un restaurant est installé dans l’ancienne chapelle de Bethléem, les jardins et la ferme à animaux permettent de s’y promener dans un cadre assurément bucolique. Des salles de conférences et de banquets pourront s’y louer pour des événements. L’église est quant à elle fermée la plupart du temps et peut se visiter lors d’ouvertures exceptionnelles (pour les journées du patrimoine, par exemple). Découvrir l’Abbaye Notre-Dame du Vivier en province de Namur.

L’arrivée à l’abbaye de Marche-les-Dames, la porte extérieure; film (2009) vs réalité (2024)

Retour au film : on voit l’actrice arriver via la rue Notre Dame du Vivier, juste devant l’abbaye, et puis comme par magie, c’est à la porte extérieure qui se trouve de l’autre côté de l’abbaye qu’elle vient tirer la chaîne pour signaler son arrivée. Ce portail imposant entouré de loges (la date de 1774 est gravée sur le linteau) donne de nos jours sur un sentier qui au 18e siècle desservait l’entrée principale de l’abbaye. Point de chaînette au mur en réalité, cet accessoire a été installé pour les besoins du film.

L’aspirante nonne découvre les règles du couvent : le silence, ou en tout cas la discrétion, et la discipline, ce qui va se révéler compliqué à respecter pour elle. Après avoir rencontré la Mère supérieure, elle est emmenée vers sa chambre – ou cellule d’après le vocabulaire conventuel – on traverse avec elle le cloître pour passer à l’étage où se trouvent ces chambres où les nonnes méditent et dorment quand elles ne vaquent pas à leurs occupations. La géographie de l’abbaye Notre-Dame du Vivier est respectée à la lettre pour toutes ces séquences.

L’église de Marche-les-Dames, le cloître et l’étage de l’abbaye film (2009) vs réalité (2024)

À l’heure de la première messe sous le voile de la novice, nous retrouvons Jeannine dans l’église de l’abbaye / couvent du film. L’église abbatiale, qui est la paroisse du village de Marche-les-Dames, a été fondée au 13e siècle et fortement remodelée en 1904. Quinze années après le tournage, rien n’a été modifié, le Christ en croix, le mobilier, les vitraux sont toujours en place.

Les repas des nonnes sont pris dans la salle aux murs de pierre typique de la région namuroise, reconvertie en salle de restauration depuis que l’abbaye a été rachetée pour en faire un lieu raffiné. C’est en effet l’ancien réfectoire des religieuses et des autres communautés passées par ici jusqu’à sa dernière occupation en 2016.

Le couloir des cellules des sœurs; l’ancien réfectoire; l’église; la cour intérieure et le cloître (Marche-les-Dames)

Jardinage dans les espaces verts autour du couvent, de nouveau la novice a du mal à se faire aux règles strictes : oubli de soi, obéissance aveugle, punition. Voilà le quotidien de notre jeune nonne aussi têtue que rebelle. Une de ses premières punitions est d’ailleurs de rester dehors alors qu’il pleut des cordes ! Cette scène est filmée dans le jardin intérieur qu’entoure le cloître. Les travaux encore en cours en septembre 2024 quand j’y suis passée doivent lui redonner son cachet d’antan.

Plus tard dans le long métrage, un prêtre de la Radio Télévision Catholique belge vient tourner un reportage au couvent de Fichermont, Jeannine y voit l’occasion de mettre ses talents à profit. Lorsque sa guitare, confisquée à son entrée au clergé, lui est rendue, elle se met à composer une balade religieuse sur le saint patron des sœurs dominicaines. Arrivée au bout de sa formation, elle prend le voile sous le nom de Sœur Luc-Gabriel. Elle semble enfin avoir trouvé sa place dans la vie.

Le réfectoire, la cour du cloître; film (2009) vs réalité (2024)

Dominique, nique, nique
S’en allait tout simplement
Routier, pauvre et chantant
En tous chemins, en tous lieux
Il ne parle que du bon Dieu
Il ne parle que du bon Dieu

Refrain de la chanson Dominique

La télévision catholique vient la filmer alors qu’elle chante pour les nouvelles arrivantes au couvent, sa chanson Dominique tape dans l’œil (ou l’oreille) de l’évêque. Le bureau de celui-ci à l’écran est en fait le Palais Provincial de Liège, une aile du Palais des Princes-Évêques, imposante bâtisse gothique du 16e siècle qui est un des joyaux de la ville. Un lieu très prisé des tournages également dès qu’une salle d’aspect Renaissance est nécessaire.

Dans le film, l’évêque pousse la Mère supérieure à prévoir un enregistrement de la chanson Dominique, c’est le label Philips Records qui signe la nouvelle artiste sous le nom de Sœur Sourire afin de préserver son anonymat (et de créer le buzz, même si on n’utilisait pas encore ce terme en français à l’époque !).

La vraie Sœur Sourire au Ed Sullivan Show en 1964

Le succès est immédiat, les journalistes et photographes se pressent aux portes du couvent. Sœur Luc-Gabriel se prend au jeu de la reconnaissance publique et part à la rencontre des jeunes qui écoutent son disque. Ses parents, qui avaient coupé les ponts avec elle à son entrée au couvent, viennent enfin lui rendre visite, mais le désaveu a duré trop longtemps, elle n’est pas prête à les accueillir à nouveau dans sa nouvelle vie. Son visage apparaît sur les unes des magazines, on lui commande tout un album de chansons. Même la télévision américaine vient la filmer au couvent car sa chanson est numéro 1 au hit-parade aux USA également !

Quand la Mère supérieure empêche Sœur Sourire de donner des concerts, celle-ci quitte les ordres et souhaite continuer sa carrière dans la chanson. Elle change de look, se met à fumer, s’installe avec sa « bonne amie » (comme on disait alors) Annie, mais lorsqu’elle tente de récupérer les droits de ses chansons – qui appartiennent à l’église ainsi que son nom de scène – elle comprend qu’elle a été manipulée, et puis l’effet de mode est passé. Un imprésario la sort de l’impasse en lui proposant une tournée au Canada.

À l’extérieur du Palais des Congrès de Liège; film (2009) vs réalité (2021 et 2024)

La scène de son arrivée au Québec devant l’hôtel Saint Gilles a en vrai été tournée à Liège, devant le Palais des Congrès. Le clergé en Belgique fait pression sur l’église du Québec pour faire annuler le récital, Jeannine se retrouve à chanter dans des clubs, seuls endroits où l’église n’a pas de prise. Le motel où elle s’arrête une nuit avec son impresario est en fait l’Hôtel-restaurant du Lion à côté du barrage de la Gileppe dans les Hautes Fagnes belges.

Le Palais des Congrès à Liège en janvier 2025

Le Palais des Congrès a été construit dans les années 1950, je vous parlais de ce lieu précédemment puisqu’une scène du film Jeux d’Enfants a été filmée côté Meuse de l’édifice. Fermé pendant quelques temps et ayant souffert ensuite des inondations de l’été 2021 lors de la crue importante du fleuve qui a fait des dégâts dans la région, les salles de conférences ont été complètement rénovées et le Palais a de nouveau ouvert ses portes en 2023.

À la fin du film, face au fiasco de sa tournée, Jeannine rentre en Belgique et retrouve le prêtre à qui elle se confiait plus jeune, elle est en plein désarroi et ne sait pas quoi faire de sa vie. Cette séquence de détresse est également filmée dans l’église Saint-Jacques de Liège vue au début du film.

Le saviez-vous ? Un film musical américain racontait déjà la vie – très nettement romancée et éloignée de la réalité – de la nonne chantante, The Singing Nun sortait au cinéma en 1966, le dernier film réalisé par Henry Koster, avec Debbie Reynolds (Chantons sous la pluie) dans le rôle principal.

Version anglaise de la chanson Dominique chantée par Debbie Reynolds dans le film de 1966

On peut également voir pas mal de parallèles entre le destin de Jeannine Deckers et celui de Marie-Louise Habets – la musique en moins – à laquelle Audrey Hepburn donnait vie dans le film Au risque de se perdre.

Vous pouvez retrouver plus d’images tirées du film Sœur Sourire dans la rubrique Galerie de photos du site.

Photos : @Simply.Mad 2021, 2024 et 2025 (et captures d'écran du film Sœur Sourire, Paradis Films 2009)

Publié par Simply.Mad

Geek, cinéphile, fan de science-fiction et de bande dessinée. Aime un peu trop le chocolat.

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